Dans le premier article sur la Jamaïque, nous sommes partis en balade au pays du reggae et du rastafarisme. Nous avons aussi visité les Blue Mountains et Ocho Rios. Aujourd’hui, nous partons à Accompong Maroon, un village-état indépendant dont le statut remonte à 1739.
Pour ceux qui voudraient en savoir plus, je vous propose aussi, dans une deuxième partie, un historique des différentes révoltes des esclaves en Jamaïque qui, à mon sens, explique assez bien le sentiment de fierté nationale que j’ai ressenti.
A la fin de cet article, vous trouverez aussi un focus sur la Reine Nanny, une héroïne en Jamaïque et un symbole de la lutte contre l'esclavagisme dans le monde.
Visite de Accompong Maroon
Rapide présentation
C’est quoi, un Marron ?
Le mot Marron (Maroon en anglais) viendrait de l’espagnol cimmarón qui signifie «sauvage indompté». Il est employé pour nommer un esclave fugitif et le marronnage désigne l’acte de fuir l’esclavage, de façon permanente ou temporaire.
Les ancêtres des Marrons de la Jamaïque sont donc des Africains réduits en esclavage, déportés vers les Amériques par les Espagnols au cours des 16e et 17e siècles puis par les Britanniques après qu'ils aient pris la Jamaïque à l’Espagne en 1655. Ceux ayant fui la captivité se sont cachés principalement dans deux régions de la Jamaïque, les Blue Mountains et le Cockpit.
Le village de Trewlany Town devenu Accompong en hommage à un leader marron
Accompong est situé dans la région du Cockpit. A l’origine, le village s’appelait Trelawny Town mais le nom de Accompong lui fut ensuite donné en hommage à un célèbre capitaine ayant combattu aux côtés de l’emblématique reine Nanny (plus d'infos sur cette vidéo et en fin d'article)
Le statut particulier de ce village marron a été reconnu par le traité signé en 1739 entre les Britanniques et les Marrons. Depuis l’indépendance de la Jamaïque, en 1962, le gouvernement n’a pas remis en cause ce statut mais cela ne l’empêche pas de laisser extraire la bauxite dans la région du Cockpit sans l’accord des marrons. Cette communauté semble, encore aujourd’hui, souffrir de discriminations tout comme les rastafaris et les Taïnos (plus d’infos en fin d’article).
Vous pouvez devenir citoyen de Accompong
La superficie cet état de 800 habitants est de 4 km2 soit 2 fois plus que Monaco et 8 fois plus que le Vatican. Ses ressources proviennent de l’agriculture et du tourisme. Accompong jouit d’une certaine autonomie économique, politique, sociale, judiciaire et culturelle. Les habitants, particuliers et entreprises, ne paient pas d’impôts. Le village déclare n'avoir à subir aucun crime et il n'y a pas de police.
Ce petit état est gouverné par un chef, appelé Colonel in Chief, élu pour 5 ans par la population.
Le chef actuel (06/23), Richard Currie, conduit la politique de son état accompagné de ministres.
Sa mission est aussi de défendre sa communauté et il milite actuellement pour que les Marrons soient consultés dans le cadre des changements constitutionnels en discussion en Jamaïque afin que leurs droits et leur statut soient respectés.
Si vous voulez en savoir plus sur Accompong, n’hésitez pas aller voir le site de leur état : https://stateofaccompong.org/ , vous pourrez y trouver entre autres les figures de son gouvernement, sa constitution… et même moyennant finances et un entretien sur vos motivations, demander la nationalité et obtenir votre carte d’identité !
Un festival fort réputé
L'état et ses habitants font tout pour préserver leur culture et la mettre en valeur. Ils organisent chaque année un festival très réputé qui commémore le traité leur ayant donné leur autonomie. Ce festival qui propose de la musique traditionnelle et contemporaine ainsi que des danses, attire de nombreuses personnes avides de mieux connaître cette culture. Il est aussi l’occasion de rappeler l’histoire du village, ses valeurs et ses revendications. Si vous décidez d’y aller, c’est le 6 janvier et surtout n’oubliez pas de déguster le fameux plat de porc non assaisonné servi avec bananes plantain et ignames, cela devrait favoriser votre chance pour une année entière !
En suivant ce lien https://stateofaccompong.org/285th-maroon-festival vous pourrez visionner des vidéos du festival et voir des photos.
Visite du village
Le village dispose d’une école, d’un modeste centre de santé, d’un musée et de petits commerces. Quelques lieux sont remarquables et méritent quelques explications.
Les Seal Grounds
Un Seal Ground (aussi appelé Poco) est un lieu sacré sur lequel se tiennent des réunions de «Revival». Le Revival ou Great Revival est une religion qui mêle plusieurs pratiques religieuses : pratiques chrétiennes, pratiques apportées d’Afrique par les esclaves mais aussi semble-t-il pratiques venant du peuple autochtone Taïno. Ces lieux sacrés sont considérés comme des lieux de guérison où l’on peut recevoir une protection contre les mauvais esprits ; autrefois, on pouvait aussi y recevoir une aide spirituelle avant les batailles contre les Britanniques. Il y a 3 Seal Grounds à Accompong dont le plus puissant est celui situé près du monument dédié au leader marron Cudjoe, le second au centre du village et le dernier dans un endroit appelé Pond Side.
Kindah
Kindah, mot d’origine africaine signifiant «une famille», est le nom donné au lieu où le capitaine Cudjoe établissait ses plans de bataille.
Sous un grand arbre, il encourageait ses hommes à mettre de côté leurs différences et à s’unir pour combattre leur ennemi commun.
Sous le commandement de Cudjoe, des hommes, issus de plusieurs peuples d’Afrique de l’Ouest (Congolese, Ashanti et Coromante) se sont ainsi alliés pour vaincre les Britanniques et les amener à négocier le fameux traité de 1739.
Burrial ground (Cimetière)
L’ancien cimetière est situé près du grand arbre du Kindah et à l’origine, chacun des peuples qui avait contribué à la victoire, enterrait ses morts selon ses propres rites dans un espace qui lui était dédié. Ici pas de pierre tombale mais une plante, un arbre ou une simple pierre signale la sépulture.
Peace cave, la grotte de la paix
C’est dans cette grotte que se cachaient le capitaine Cudjoe et ses hommes pendant la guerre qui s’étala de 1655 à 1739. Cudjoe plaçait une sentinelle qui avait pour mission de souffler dans une corne pour prévenir en cas d’approche de l’ennemi. J’ai cru comprendre qu’il s’agit de la corne appelé abeng présente sur le drapeau de Accompong.
C’est aussi à cet endroit que fut signé le traité de 1739.
L’histoire des marrons de Jamaïque
(Sources : le Petit Futé, Wikipédia)
La première guerre des Marrons
Les premiers villages libres et la reine Nanny
Dès la fin du XVIIème siècle, des esclaves, libérés par leurs maîtres espagnols lors du débarquement des Anglais, s’enfuient dans les montagnes (en particulier dans les régions difficiles d’accès du Cockpit et des Blues Mountains), pour y fonder des villages et y vivre librement.
Depuis ces refuges, ils mènent une guérilla contre les Anglais (vol de bétail et de matériel, incendie des cultures, raid sur les plantations).
Leur quartier général se situe à Nanny Town, un village secret dans les Blue Mountains, village où réside la reine Nanny, l’une des âmes de la rébellion.
Les Anglais ont du mal à contrôler la situation alors, quand en 1690, les esclaves de Clarendon (issus de la tribu guerrière africaine des Coromantes) se joignent aux troupes marrons menées par le capitaine Cudjoe, les Anglais voient la situation leur échapper.
La victoire anglaise de Nanny Town
Toutefois, en 1734, les Britanniques, aidés de chiens pisteurs, finissent par les débusquer et ils remportent la bataille de Nanny Town. La ville est détruite et nombre des anciens esclaves qui y vivaient, se suicident, préférant la mort à la captivité.
Les traités de paix de 1739
Lassés par cette guérilla sans fin qui use leurs forces, les Anglais entament des négociations qui amènent à la signature de traités de paix : les Marrons acceptent de se soumettre en échange de 600 ha de terre. Par ce traité, ils s’engagent aussi à refuser leur aide aux esclaves évadés et à favoriser à leur capture.
Fondement de la culture commune des Marrons
C’est au travers de ces rebellions, que les premières bases d’une identité et d’une culture communes se sont forgées, que ce soit en termes de religions, croyances, langues, musiques en particulier les pratiques du vaudou, le patois (qui est toujours parlé) et la musique traditionnelle jamaïcaine le Mento.
Le Mento est le fruit des influences :
africaines (rythme, type de chant appel/réponse)
britanniques (système de couplets/ refrain, gammes, harmoniques).
La révolte des Marrons épisode 2
Les temps changent
Un demi-siècle s’est écoulé, les temps changent, la Révolution française amène des idées nouvelles, Haïti a connu la plus importante rébellion d’esclaves que le monde ait connue (qui conduira le pays à l’indépendance en 1804), un mouvement anti-esclavagiste se développe en Grande-Bretagne…
Autant de ferments qui, en 1795, font éclater la deuxième guerre des Marrons. Tout est parti de la flagellation de deux voleurs de cochons, mais entre appel à la vengeance, réquisition de troupes et application de la loi martiale, le climat monte, c’est l’escalade et la révolte se propage dans tout le pays.
Pendant cinq mois, les insurgés sont traqués sans répit et 600 marrons sont déportés vers la Nouvelle-Écosse (Canada) puis vers la Sierra Leone (Afrique de l’Ouest).
A partir de 1808, aucun nouvel esclave n’arrivera en Jamaïque
Mais les idées libérales avancent inéluctablement et le leader abolitionniste William Wilberforce, membre de la Chambre des communes, milite sans relâche pour la fin de l’esclavage. A partir de 1808, la décision d'une abolition progressive finit par être prise et plus aucun esclave se sera débarqué en Jamaïque.
Le début du XIXème et l’émancipation
1831- 1832 : La révolte de Samuel Sharpe
En 1831, le pasteur Samuel Sharpe prend la tête d’une marche passive d’esclaves qui refusent de reprendre leur travail après Noël. Une rébellion s’en suit qui s’achève début 1832 après l’incendie de propriétés terriennes et l’assassinat de planteurs. Quatorze blancs sont tués alors qu’un millier de noirs trouve la mort (dont plus de 300 exécutés). En mai 1832, Sam Sharpe est pendu sur la place centrale de Montego Bay. Il sera déclaré héros national en 1975 et la place porte son nom.
1834 -1838 : Émancipation des esclaves
En 1834, on déclare libres les enfants âgés de moins de 6 ans mais, les anciens esclaves, sous le couvert d’un apprentissage, sont contraints de continuer à travailler sans salaire pour leur ancien maître pendant plusieurs années. Ce n’est qu’en 1838, que les 319351 esclaves jamaïcains seront officiellement émancipés, mais alors que les planteurs sont largement indemnisés, les esclaves ne reçoivent aucune compensation. à part un un modeste budget alloué pour leur éducation. Même si grâce à cet argent, le travail commun des missionnaires et du gouvernement a permis de bâtir des écoles, d’engager des instituteurs et de poser les fondements du système éducatif jamaïcain, les sommes sont sans commune mesure.
Mais la liberté est loin d’être complète, les colons mettent en place une réglementation qui limite l’établissement des anciens esclaves comme agriculteurs indépendants. Ils ne sont autorisés à cultiver que de minuscules lopins de terre, à peine de quoi survivre, mais nombreux sont ceux qui préfèrent cette solution plutôt que de rester travailler pour leur ancien maître. Cette paysannerie vivrière est encore à l’heure actuelle l’une des clés de voûte de la société jamaïcaine.
Jusqu’en 1861, naissance de villages libres
Dans les années qui suivent, de nombreux villages regroupant d’anciens esclaves se créent, parfois à l’initiative des pasteurs baptistes qui craignent de perdre leurs ouailles.
1865 : la révolte de Morant Bay
Malgré leur émancipation, les anciens esclaves ne peuvent guère participer à la vie civile : ils ne sont pas éligibles à l’Assemblée et seuls 2 % des hommes sont autorisés à voter.
Entre des salaires minuscules, des conditions de vie précaires et le peu d’espoir de voir la situation s’améliorer, la tension sociale monte peu à peu. Des groupes secrets (les Prayers Meetings) se créent autour Paul Bogle (un petit fermier pasteur baptiste) puis de William Gordon, (le fils d’un planteur écossais et d’une esclave), tous les deux membres de l’Assemblée jamaïcaine. L’objectif de ces groupes secrets est d’obtenir l’intégration des anciens esclaves et de leurs descendants dans les décisions politiques.
Le 11 octobre 1865, une marche est organisée en direction du tribunal de Morant Bay. La manifestation tourne rapidement à l’émeute. Le tribunal, symbole de l’oppression et de l’injustice, est incendié par les rebelles, ainsi qu’une grande partie de la ville. La réponse est sanglante : des centaines de personnes sont exécutées et de nombreux villages de la région saccagés.
Le gouverneur finit par être destitué mais Paul Bogle et William Gordon, les deux leaders sont pendus le 23 octobre sans procès.
Justice leur sera quand même rendus car ils ont été proclamés héros nationaux en 1969.
Ce fut la dernière révolte, mais des discriminations persistent toujours
De tous temps, les esclaves et leurs descendants ont lutté pour leur liberté et même s’ils constituent la majeure partie du peuple jamaïcain, ils sont encore loin d’être totalement respectés.
Certes, le gouvernement a signé en 2007 une reconnaissance des droits des villages indépendants au travers de la UN Declaration on the Rights of Indigenous Peoples , il semble bien que les marrons, tout comme les rastafaris et les taïnos, soient toujours victimes de discrimination en particulier en termes d’accès au logement et à l’emploi. Certains règlements scolaires interdiraient les tresses, les perles et les dreadlocks, une mesure qui touche particulièrement les élèves rastafaris, les marrons et les autres élèves d'origine africaine.
Concernant plus précisément les marrons, ils ne seraient pas consultés pour des décisions les concernant comme l’extraction du Bauxite sur leur territoire ou l’éventuelle changement de constitution visant à la sortie du Commonwealth. En effet, les personnes que nous avons rencontrés à Accompong nous ont expliqué que le traité de 1739 ayant été signé avec les Britanniques, il pourrait devenir caduque en cas de sortie du Commonwealth.
En savoir plus : https://www.ohchr.org/fr/news/2022/11/experts-committee-elimination-racial-discrimination-commend-jamaica-efforts-address
Focus sur la Reine Nanny
Déportée en Jamaïque, elle fonde le village marron de Nanny Town
Celle qui deviendra la Reine Nanny serait née dans l’actuel Ghana vers 1686. Déportée en Jamaïque, elle a pris la tête d’un groupe de Marrons pour mener la guérilla contre les Britanniques.
Elle a fondé Nanny Town, un village dans les Blue Mountains en choisissant un endroit stratégique avec un seul chemin d’accès et une vue sur les alentours de façon à le rendre quasi imprenable. Elle a encouragé sa communauté à adopter les modes de vie et les traditions des tribus d’Afrique de l’Ouest et organisé la vie quotidienne en développant l’élevage, l’agriculture et la chasse. Le reste de la nourriture, les armes et les vêtements étaient récupérés lors de raids sur les plantations et ensuite échangés par un système de commerce basé sur le troc. Une sacrée nana, la reine Nanny !
Elle combat les Anglais avec les stratégies de guerre de son peuple, les Ashantis
Ses troupes, extraordinairement bien entrainées, parvenaient à combattre les soldats Anglais là où ces derniers ne pouvaient techniquement pas faire le poids, comme dans les montagnes lors des grandes pluies. Nanny demandait à ses guerriers de s’habiller de façon à ressembler aux arbres et aux buissons.
Elle envoyait quelques hommes se montrer volontairement aux soldats britanniques pour servir d’appât et, une fois repérés, ils courraient en direction des Marrons camouflés. Les soldats britanniques qui les avaient suivis étaient ainsi pris au piège par les marrons qui les tuaient. Elle laissait toujours repartir quelques ennemis pour qu’ils sèment la peur chez les Britanniques en racontant ce qu’ils avaient vécu.
En 30 ans, elle aurait permis de libérer plus de 800 esclaves et largement contribué à user les forces britanniques les menant à la signature du traité de paix de 1739.
Elle aide sa communauté avec ses connaissances médicinales et ses pouvoirs spirituels
Selon la tradition orale, Nanny avait une grande connaissance des herbes curatives et remèdes traditionnels, une aide précieuse pour la communauté.
Elle aurait aussi été dotée de pouvoirs spirituels, des documents de l’époque évoquent en effet la présence parmi les Marrons de l’est de l’île d’une «femme Obeah», référence à des cultes magiques répandus en Afrique de l’Ouest. Les récits oraux qui se perpétuent raconte aussi qu’elle aurait refusé pour sa part de ratifier le traité de paix qui imposait aux signataires de cesser d’aider les esclaves en fuite et même d’aider à leur capture.
Une héroïne en Jamaïque, un symbole de la lutte contre le colonialisme et l’esclavage dans le monde
Les versions sur sa mort divergent : les Britanniques ont affirmé l’avoir tuée, d’autres sources rapportent que sa mort serait le fait d’un esclave traitre, d’autres encore qu’elle aurait survécu et serait morte de mort naturelle….
Mais une chose est certaine, elle est une héroïne en Jamaïque, un symbole de la résistance au colonialisme et à l’esclavage dans le monde, certains la voient même comme l’une des premières féministes des continents américains.
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